Jacques Blatière : Mes souvenirs de Bouvine
Des plans de charrettes à Vovo, le révolutionnaire
Dans la lignée de son père, Arthur, de son oncle « Frédou », de son grand-père, Alfred, créateur de la devise orange et verte, le manadier Jacques Blatière est ancré dans « La fé di biòu » depuis l’enfance.
Octogénaire actif et dynamique, il partage encore un emploi du temps bien rempli entre sa pharmacie à Saint-Laurent d’Aigouze et les activités de la manade aux Iscles sans compter sa présence régulière sur les gradins des arènes.
Observateur assidu et avisé de la course camarguaise, il nous livre à travers ses commentaires, impressions et anecdotes un témoignage authentique et original sur trois-quarts de siècle de bouvine.
Nous avons souhaité garder la spontanéité et la liberté de ton de cet échange tout en suivant la chronologie des saisons taurines et des évènements depuis les années d’après-guerre.
Guy Roca pour Voir Plus
Les plans de charrettes
Du plus loin que je me souvienne, il me revient les images du milieu familial où j’ai grandi, puis des courses de taureaux dans les plans de charrettes à Vergèze et Gallargues. Je devais avoir six ou sept ans. À Vergèze, parce que les Blatière sont de Vergèze et à Gallargues, (Grand-Gallargues devenu Gallargues-le-Montueux) le village de ma mère où on m’emmenait pour la fête de la Saint-Martin autour du 11 novembre. Mon grand-père y avait une charrette qui fermait le plan et de cette tribune improvisée on voyait courir les taureaux. Le plan du Coudoulié devant la mairie a laissé la place aux baraques foraines. Les arènes ont été déplacées et construites un peu plus loin sur la promenade. Des arènes atypiques en triangle. Il n’y a aucun angle droit. C’est un petit peu symbolique de ces courses qui se déroulaient autrefois ; comme encore aujourd’hui à Aubais avec le plan des Théâtres. Dans d’autres villages, je pense à Codognan, à Uchaud, à Milhaud, à Vergèze, à Calvisson, les plans étaient montés temporairement pour la fête, fêtes locales et fêtes votives.
Mes souvenirs les plus proches de cette époque, c’est quand j’ai commencé à assister aux courses tout seul. Des images de personnages marquants me reviennent. Je revois Bernard de Montaut-Manse, le poète manadier, « bandir » du plan du Coudoulié à Gallargues. Il « bandissait » à cheval avec Fonfonne (Fanfonne Guillierme) parmi les cavaliers. À la sortie du plan, les taureaux s’élançaient dans la grande descente. Le célèbre avocat, assez corpulent, en imposait sur sa monture. Ses taureaux de race camarguaise s’illustraient dans les arènes et faisaient la renommée de la manade. Installé au mas de l’Amarée aux Saintes-Maries de la mer, il gardait ses bêtes l’été à la Villa Marcelle au Cailar, aujourd’hui propriété de la manade Saumade.
Je me souviens encore des ces promenades avec mon grand père Alfred Blatière, le fondateur de la manade. C’était après la guerre, il me prenait quelquefois avec lui pour « aller faire un tour », comme il disait, aux Mauvinettes, les pâturages d’été de la manade. Un ou deux après-midi par semaine quand il n’y avait pas de course, il attelait le petit charreton et il allait voir le gardian dans les prés du Cailar et je me revois à côté de lui sur les petits chemins entre Codognan, Le Cailar, et hop, on passait à La Levade, un ancien moulin sur le Vieux Vistre en bordure de la route nationale et on rejoignait Les Mauvinettes.
Mes premières courses dans les grandes arènes
On ne menait pas les enfants comme maintenant dans les arènes. Moi, je ne suis allé dans les grandes arènes que lorsque j’ai pu donner un coup de main et me rendre utile. À l’époque, on ne se déplaçait pas comme ça.
Quand Gandar a eu le Biòu d’Or – c’était en 1955, j’avais 14 ans – je n’ai pas assisté à sa consécration. Je sais que c’est le soir en rentrant que mon père et mon oncle ont dit : « Tiens, Gandar a eu le Biòu d’Or ». On a appris ça simplement… ce n’était pas médiatisé comme maintenant.
Je me souviens quand même à la fin de l’été 1949 être allé à Lunel. On allait à Lunel parce que c’était les arènes les plus proches. Je me vois à Lunel au premier rang à côté de ma mère et je garde en mémoire le moment dramatique de la blessure de Lucien Volle infligée par Gandar quand il avait ses deux cornes. Donc, c’était avant 1950.
C’était l’époque majeure de Lucien Volle, ce raseteur qui a gagné sept fois la Cocarde d’Or.
Créée en 1927, un an avant la Palme d’Or, la Cocarde d’Or est la plus ancienne épreuve de la course camarguaise. Le Trophée des As n’existait pas encore.
Lucien Volle, c’était un courageux qui rasetait tous les taureaux mais Gandar, il ne l’a raseté vraiment qu’une fois et malheureusement lors de cette course de Lunel. Je revois ce raset encore aujourd’hui, il s’était placardé contre la planche, le taureau lui avait ouvert la vessie. Une gravissime blessure. Volle avait juré : « Celui-là, je ne le toucherai plus. ». Donc, il n’a plus jamais raseté Gandar. Remis de sa blessure, il avait repris le crochet mais avait fait une croix sur le taureau. Ce taureau l’avait sévèrement blessé et ça l’avait marqué moralement.
Un costaud, un grand gabarit, robuste, plutôt lourdaud. Il n’était pas très leste mais il compensait par un courage assez extraordinaire. Pas le genre à traverser la piste avec les taureaux. Lui, quand le taureau s’arrêtait, il s’en approchait au plus près en tenant la barrière et puis il se lançait. Il fallait arriver à la tête quand le taureau était arrêté, mettre la main et puis après, on se débrouillait pour sauter. Pas grand-chose à voir avec nos raseteurs de maintenant qui sont agiles, lestes, coureurs.
Le vauverdois François Ruiz, à la même époque, ce n’était pas un sprinteur non plus, c’était plutôt un coureur de fond. Le courage était leur principal carburant.
Le temps des « carnassiers »
Les raseteurs en vogue juste après guerre sont Lucien Volle, les frères Douleau, André et Roger. André, le droitier, plutôt calme, et Roger, un raseteur gaucher mais un gaucher « carnassier ».
Aujourd’hui, on ne sait plus ce que c’était un raseteur « carnassier ». Quand on évoque ce terme, les gens vous regardent avec des yeux ronds. J’ai parfois du plaisir à blaguer avec de vieux aficionados qui savent encore ce que c’était un raseteur « carnassier ». Un raseteur extrêmement courageux, « affamé », qui aurait levé les ficelles avec les dents, s’il le fallait. Le dernier raseteur « carnassier » que j’ai connu, c’est Roger César qui rasetait dans les années 1960, 1970. Quand il voulait un attribut, il redoublait de hargne, prêt à le lever avec ses dents.
Parmi les as du crochet, il y avait également Charles Fidani. Originaire d’Italie, Fidani rasetait avec du style et une certaine agilité. Il a été le partenaire privilégié de Gandar. Droitier, il avait pris le biais du taureau, il l’embarquait dans des rasets assez longs et si le taureau poussait, il finissait sur la corne droite ; celle qui n’existait pas. Pour les gauchers, c’était plus compliqué et surtout plus dangereux car son unique corne, il savait s’en servir, Gandar.
Autre raseteur vedette de l’époque : Manolo Falomir. C’était un peu le cadet de la bande, celui qui allait faire la transition avec Soler et le Carré d’As.
Falomir s’est révélé de façon inopinée face à Vovo. Un jour Vovo est sorti à Fontvieille et un jeune a sauté en piste – il avait déjà commencé son initiation au crochet – et il a décocardé Vovo. Sa renommée devint instantanée : du jour au lendemain, on a parlé de Manolo Falomir, ce fils d’immigrés espagnols de Fontvieille qui avait défié Vovo. C’était en 1951.
L’engouement du public après la guerre
Après la guerre, la course camarguaise a connu un grand engouement public – comme d’ailleurs après celle de 14/18 où des milliers de personnes remplissaient les arènes de Nîmes pour voir Le Sanglier. Il n’y avait pas de bagnoles, les gens venaient en vélo, ils venaient en train… et, il y avait 23 000 personnes pour applaudir Le Sanglier !
Les deux périodes post-guerre, 14/18 et 39/45 correspondent à ces moments où les jeunes, les moins jeunes retrouvent le besoin de se distraire, de profiter de la vie… Ce sont de grands moments de liesse et d’engouement pour la bouvine. Les arènes affichent complet.
Mais pour dire la vérité, il y avait moins d’arènes. La plupart des arènes actuelles n’existaient pas.
Chez nous, il n’y avait que Lunel et Saint-Gilles. Il n’y avait pas Le Grau, il n’y avait pas Palavas, pas Mauguio, pas Vendargues, pas Castries, pas Sommières, pas Vergèze, pas Vauvert. Ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de taureaux dans ces villages. Tout simplement, il n’y avait pas des infrastructures dédiées à la pratique taurine. Les courses n’étaient pas un spectacle, pas davantage un sport, juste un jeu avec du public sur des structures plus ou moins démontables.
À Vauvert, on montait le plan du Jeu de ballon du 8 mai au 11 novembre et on organisait les courses avec les manadiers du coin et les raseteurs locaux. Les manadiers étaient redevables d’une course parce qu’ils traversaient pour transhumer les marais de la Souteyranne, propriété de la commune. C’était un droit de vaine pâture, de dépaissance comme encore actuellement au Cailar.
À Lunel, par contre, on programmait une saison complète. on attaquait pour Les Rameaux, puis deux jours pour Pâques, deux jours pour Pentecôte, une ou deux courses entre ces deux fêtes religieuses en attendant le 14 juillet et la fête votive.
En Provence, c’était pareil, les arènes dédiées à la course à la cocarde se comptaient sur les doigts de la main. Châteaurenard, Beaucaire, un peu Mouriès, Saint-Rémy-de-Provence, Fontvieille, Eyragues, Graveson. À Arles et à Nîmes, on ne programmait que trois courses par an. Il n’y avait pas suffisamment de potentiel pour en faire plus.
À la fin du second conflit mondial, on assiste à des changements dans les manades et à l’émergence de nouveaux cocardiers. Jean Lafont a acheté les taureaux des frères Delbosc issus de l’élevage Granon, Blatière présente une royale solide et prometteuse, Thibaut a des taureaux intéressants, les Raynaud ont aussi des taureaux qui se font remarquer ainsi qu’Émile Bilhau, et puis, il y a toujours De Montaut, Fonfonne, Aubanel qui a repris la manade de son beau-père, le marquis de Baroncelli, mort pendant la guerre. Et enfin Laurent qui avait créé sa manade à la fin de la guerre en 1944 avec des vaches d’Aubanel et le sang de Vovo.
Dans les années 1947 à 1950, une nouvelle génération de cocardiers émerge. Évèque, Régisseur chez Raynaud, Gandar chez Blatière, Cosaque chez Lafont et bien sûr Vovo. Mais Vovo a eu une carrière relativement brève, quatre, cinq ans, maximum. Cosaque ou Gandar ont couru sept à huit ans – voire dix ans pour Gandar – Vovo, lui, a eu une carrière plus courte du fait de son état – c’était un taureau entier – , il a été géniteur. et comme tous les taureaux entiers, il a duré beaucoup moins que les autres. Mais enfin, il a fait une carrière extraordinaire.
Vovo avait finit sa carrière quand le Biòu d’Or a été créé, alors que Gandar, Cosaque, Régisseur, Lopez, ont été les quatre premiers à obtenir ce trophée.
Vovo, le révolutionnaire
Vovo, ce n’est pas un phénomène, c’est un révolutionnaire. Il a bouleversé la course camarguaise. Un sang extraordinaire. Il sautait, il tapait, cassait les planches, s’affranchissait des obstacles, bousculait , cognait, piétinait les hommes en blanc et les spectateurs dans la contre piste. C’était un taureau « bau » (prononcer baou : fou, dérangé) disaient les vieux aficionados (afeciouna, chez nous en Camargue).
À Lunel, quand même, il avait failli passer sous les travettes. Les travettes étaient en bois, mon Vovo était rentré dedans, les gens étaient prêts à sauter en piste du 1er étage. Je n’y étais pas mais mon oncle Frédou m’a relaté l’évènement, il était enflammé. Vraiment, ce taureau avait semé la panique mais du point de vue des afeciouna, des purs, des vrais – enfin tout le monde est vrai – des purs, disons, ce taureau n’avait pas un comportement normal. « Aquéu biòu es bau ! ».
Il en a été de même vingt ans après avec Goya. Goya comme Vovo a eu beaucoup de détracteurs. Maintenant, il est connu et reconnu. Vovo et Goya restent des taureaux d’exception, c’est-à-dire très différents des autres grands taureaux.
En plus de ça, Vovo a eu une carrière de géniteur, de reproducteur. Dans la moitié des manades actuelles, même plus, on retrouve quand même du sang Baroncellien, du sang de Vovo. Chez les Blatière, on ne s’en cache pas, mon père et mon oncle – moi, j’étais gamin – avaient demandé à Henri Aubanel une saillie de Vovo. On avait mené quatre vaches à Vovo qui était aux Marquises chez Laurent et on avait eu deux veaux. Une vache, La Marquise et un taureau, Santiago. Le premier Santiago que nous avons gardé entier quatre ou cinq ans et qui a fait à son tour quelques saillies. Ça a fouetté le sang de la manade, ça a amplifié les caractéristiques particulières des Blatière à travers le sang Vovo. Comme dans toutes ces manades Bannes blanches (du provençal Bano qui veut dire corne) où on retrouve plus ou moins par le biais de Laurent, par le biais de Cuillé… du sang de Vovo.
Photos : Merci à Annelyse Chevalier, Jacques Blatière, Alain Bronnert, Émile Grande pour leur participation à l’illustration de ce texte.
Crédit photos : www.leslaunes.com – Collection particulière T.M.