Le Roi « Soler » et le Carré d’As
Ne demandez pas à Jacques Blatière de citer le meilleur raseteur qu’il ait connu, il a trop d’admiration et de respect pour les grands champions qui ont marqué la course camarguaise pour établir un classement entre eux. Pourtant, il ne faut pas le taquiner trop longtemps pour qu’il finisse par laisser percer son petit penchant du cœur. Et sans surprise, André Soler occupe le haut du podium.
Soler, pour moi – je le vois à travers mes yeux de 18, 20 ans – a été le grand des grands. « Mon idole », entre guillemets. Je ne minimise pas les qualités de Christian Chomel qui a été un immense raseteur, je ne mets pas en doute la classe de Patrick Castro, qui dans un style différent, certes, a laissé une empreinte ineffaçable, pas davantage, je ne sous-estime les performances de Jacky Siméon, Robert Marchand ou autre Sabri Allouani…. Mais parmi les multi vainqueurs du Trophée des As, je place André Soler sur un piédestal.
Je pense que c’est surtout un jugement sentimental, le regard de mes 20 ans. Il avait trois ou quatre ans de plus que moi, il reste un raseteur mythique pour toute une génération.
Il possédait d’énormes qualités. Courageux, athlétique, « carnassier », il rasetait tous les taureaux avec la même fougue, la même générosité. Et avec ça, l’irrépressible envie d’emballer le public.
Il savait tirer la quintessence de tous les taureaux. Le taureau qui avait des moindres qualités, il savait le mettre en valeur. Ça ne vous fait pas penser à un célèbre raseteur d’aujourd’hui ? Et bien André Soler, c’était ça aussi. Les taureaux brillantissimes, il les faisait briller naturellement, mais après, il adaptait son raset aux qualités, aux caractéristiques de chaque taureau. Et il arrivait à en sortir les plus belles saveurs, ce que fait actuellement Joachim Cadenas.
Six fois vainqueur du Trophée des As, André Soler, originaire d’Aureille, village provençal au pied des Alpilles, a commencé à raseter en 1954. Il a remisé définitivement la tenue blanche en 1965 suite à sa blessure au genou.
Mythique Carré d’As
En 1958, au terme d’une saison exceptionnelle, vainqueur de la Cocarde d’Or à Arles, de la Palme d’Or à Beaucaire, André Soler remporte pour la première fois le Trophée des As. C’est la consécration.
La même année, avec Roger Pascal, François Canto et Francis San Juan, ils forment, le mythique Carré d’As qui rayonnera jusqu’en 1964. Une des plus grandes pages de l’histoire de la bouvine, à mon avis.
Souvent engagés ensemble dans les courses, les quatre raseteurs vont rapidement tisser un lien amical très fort. Ils partagent la même passion de l’animal, s’apprécient beaucoup même s’ils n’hésitent pas à se challenger. Pour les taureaux difficiles, ils s’entendent aux ficelles, mais après, la compétition reste la compétition.
Si Soler incarnait le D’Artagnan des Mousquetaires du crochet et en devenait le leader incontestable, une autre étoile brillait à ses côtés. Un très grand styliste, le seul gaucher du groupe : Roger Pascal.
Élégant, sachant aller à la tête, le raseteur de Gallician, aujourd’hui Beauvoisinois, a donné à la course libre un côté artistique, à l’égal des toreros artistes. Il y a les toreros artistes et les toreros combattants. El lui, c’était le raseteur très artistique.
Autre acteur majeur du quatuor : Francis San Juan. Le natif de Lunel (1929) qui a commencé à raseter sur le tard, à 24, 25 ans, était un grand sportif. Le cascadeur de l’équipe. Cavalier émérite, il avait plusieurs cordes à son arc. L’ancien éducateur physique a même fait quelques incursions dans le cinéma. Doublure d’Eddie Constantine dans « Chien de Pique » d’Yves Allégret, il a tourné dans le western camarguais « D’où viens-tu Johnny ? »
Si il n’avait peut-être pas un raset de style comme Roger Pascal, Francis San Juan s’imposait en piste par son abattage, son courage, sa régularité.
Enfin, François Canto complétait magnifiquement le Carré d’As. Le sympathique raseteur beaucairois ne possédait sans doute pas les qualités physiques de Soler ou de San Juan mais il ne manquait pas de courage et savait avantager le taureau. Quand il se faisait tirer un coup de barrière, il revenait en piste tout radieux d’avoir provoqué une action spectaculaire. Il n’avait pas une main extraordinaire, levait peu d’attributs mais ne renonçait jamais. Et, toujours avec le sourire.
1965, 1966, 1967 : années crépusculaires
Ces trois années d’accidents et de drames sonnent la fin tragique du Carré d’As.
Le 10 mai 1965 dans les arènes de Beaucaire, François Canto est mortellement blessé par Aureillois de la manade Chauvet-Chapelle. Au cours de cette même année, André Soler qui a subi une deuxième opération infructueuse du ménisque met un terme à sa carrière à l’âge de 28 ans (dernière course à Lunel le 14 novembre 1965).
Francis San Juan qui s’était retiré des pistes en 1964 décèdera trois ans plus tard, victime d’un accident de la route.
Clap de fin pour ce quatuor de légende qui pendant une décennie s’est illustré face aux plus grands cocardiers du moment.
Tigre, Caraque, Loustic de la manade Laurent ; Montago, Mario, Gobelet, Virgile de Lafont ; Santiago, Cid, Vergézois de Blatière ou encore Petit Loulou de la manade Aubanel font briller ces élevages et jubiler leurs supporters.
C’est l’époque où les afeciouna s’apparentent volontiers à une devise, affichent leurs préférences. Les débats vont bon train entre Lafonistes et Laurentistes qui rivalisent de commentaires élogieux sur les races Granon, les bannes noires ou Baroncelli, les bannes blanches. On est de la marque… ou pas !
Les premiers biòu d’Or de la manade Laurent
En 1959, le Biòu d’Or récompense pour la première fois un taureau de la manade Laurent : Tigre.
Tigre, un taureau très brillant, très barricadier. Bannes blanches. Peut-être pas très dangereux comme la plupart des barricadiers mais alors, il se jetait sur la planche avec beaucoup de fougue. Un taureau attrayant qui obtiendra le titre suprême deux années consécutives.
C’était un produit de Vovo. Tous les taureaux de l’élevage par la suite, en première ou en deuxième génération, sont des descendants de Vovo.
Quand Laurent a créé sa manade, c’était en 1944, il a eu d’abord Sangar, Furet, et quelques autres. C’était des purs Baroncelliens. Et puis après, il y a eu Vovo de la manade Aubanel qu’il a gardé en pension aux Marquises avec un lots de vaches de Baroncelli et il a rapidement obtenu des résultats avec ses taureaux-là. Dont Loustic, en particulier, trois fois Biòu d’Or.
1961 : C’est le sacre de Vergézois, le deuxième du nom de l’élevage Blatière. Mon grand-père en avait eu un premier en 1937. Un taureau d’origine Granon.
Lorsqu’il a créé sa manade en 1921, mon grand-père avait acheté des bêtes à Fernand Granon puis des bêtes issues du sang Baroncelli au manadier vauverdois Louis Gourdon (dit Bouffé). Le premier Vergézois qui avait couru en 1937 à la Cocarde d’Or avait été brillantissime. Il avait également triomphé à Châteaurenard (Trophée Trident d’Or). C’était un taureau solide, dangereux…
Le deuxième Vergézois était un cocardier sérieux, ne s’en laissant pas conter. Pas brillant comme Dur, par exemple. Ce n’était pas un barricadier. Il sortait 4ème. C’était le cocardier classique et le jour de la finale, il avait fait une très, très belle course en Arles. C’est dans ces arènes qu’il a été titré.
En 1962, c’est encore un représentant de la devise blanc, vert et rouge qui remporte le titre. En fait, à l’origine, Caraque appartenait à Jean Lafont. Ce dernier l’avait vendu doublen (âgé de deux ans) à Paul Laurent.
Caraque, un bestiau pas très bien foutu, avec des cornes irrégulières mais alors une promptitude, une agilité dignes des taureaux de Lafont. Il poussait, poussait, poussait… et chargeait le raseteur jusqu’à la barrière.
L’année suivante, le Biòu d’Or échoit à Mario de la manade Lafont. Un gros taureau, spectaculaire, et endurant. Ce n’était pas un taureau de fin de course. Le véritable cocardier qui sortait après l’entracte.
Pour l’anecdote, cette saison-là, deux taureaux de l’élevage des Hourtès pouvaient prétendre au titre : Lebraou et Mario. Lebraou loupe sa dernière course et in fine, Mario a départagé les suffrages.
1964 : Petit Loulou de la manade Aubanel est désigné meilleur taureau de la saison. Ce descendant du célèbre Vovo, petit de taille, hébergé chez Paul Laurent ne manquait ni de vaillance ni de promptitude. Il ne refusait rien et après de temps en temps, pim ! des finitions bien engagées.
Arrive Loustic de la manade Laurent qui va clore la séquence.
Loustic, c’est Tigre, mais encore plus violent, je crois. Un gros taureau, barricadier qui va obtenir consécutivement trois fois le Biòu d’Or. En 1967, il partagera le titre avec Cailaren de Lafont. Loustic, Cailaren… c’était quelque chose !
Côté raseteurs, Maurice Rinaldi, vainqueur du Trophée des As en 1965 et 1968, Roger César, à gauche, Norbert Geneste, vainqueur en 1966 et 1967, Robert Marchand, Xavier Ruas, à droite, ont pris la relève et inscrivent leurs noms aux palmarès sans faire oublier toutefois l’extraordinaire Carré d’As. Après l’épopée Soler, on est dans l’attente d’une nouvelle génération de champions, d’un leader.
Deux d’entre eux, vont surtout marquer la période : Robert Marchand et Roger César. Deux raseteurs différents de style.
Robert Marchand avait une vista énorme, un courage inouï, une immense connaissance du taureau. Il savait partir de près, de loin. Il savait tout faire. Il était costaud, quand il était à la tête, il ne se dégonflait pas. Quand il fallait mettre la main, il mettait la main. Mais après, il avait un peu de mal à assurer 30, 40 ou 50 courses dans la saison, hormis en 1969 où il a réalisé le doublé, Trophée des As et Cocarde d’Or.
Roger César, c’était un peu pareil. Courageux, Dieu sait s’il était courageux, Dieu sait s’il faisait des rasets risqués. Secoué, bousculé, il continuait de raseter. L’un et l’autre ont gagné quatre fois la Cocarde d’Or. Ils arrivaient à se surpasser sur des courses phares. Ils se donnaient à fond. Mais après sur le long terme, c’était plus compliqué.
À la fin des années 60, trois manades sont à l’honneur.
Fanfonne Guillierme reçoit son premier Biòu d’Or en 1968 qui récompense à travers Galapian le travail et l’engagement de la « Grande Dame de la Camargue ».
Aquelo bravo Fonfonne a passa sa vido dins li biòu. Galapian a fa uno bono sesoun. Poudren i baia lou Biòu d’Or.
En 1969, Rami met à l’honneur l’élevage Fabre-Mailhan fondé en 1954. Rami était un excellent taureau, coureur, certes, mais qui avait le sens du combat. Il savait se placer, anticiper et conclure par de redoutables finitions.
1970 : la manade Blatière est à nouveau distinguée par un titre de meilleur taureau de la saison. Vergézois III porte haut les couleurs de la devise orange et verte. Un vrai cocardier, mobile, barricadier. Une finale brillamment réussie dans les arènes de Nîmes.
Cette année-là, un jeune raseteur inscrit son nom pour la première fois au Trophée des As : Patrick Castro. Un sportif qui se préparait à un bel avenir de footballeur et qui ne va pas tarder à devenir la nouvelle vedette de la course camarguaise.
Photos : Merci à Chantal Soler (fille d’André Soler), Annelyse Chevalier, Jacques Blatière, Roger Pascal pour leur participation à l’illustration de ce texte. Crédit photos : Collection particulière T.M.
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