Depuis l’Antiquité, les habitants de Camargue ont appris à composer avec les brusques sautes d’humeur des eaux et lutté contre elles. Celles de la mer, celles des fleuves, celles du ciel… Sur 150 000 hectares d’anciens marécages transformés par l’homme, la mer gagne pourtant encore chaque jour du terrain. En moyenne, la côte reculerait de 4 mètres par an depuis un demi-siècle par endroits. Cette réserve de biosphère se métamorphose en effet sous l’effet du réchauffement climatique
De nos jours, avec le système de digues qui emprisonnent ses deux bras, le Rhône est canalisé sur tout son parcours camarguais. Ce qui pourtant ne l’a pas totalement dompté. Lors de grosses crues, les digues sont bien fragiles face à la fureur du fleuve dont les débordements sont une des expressions les plus spectaculaires de ses activités. Et l’on voit encore le Rhône sortir de son lit et se répandre sur la Camargue, comme il l’a fait de tous temps. Mais la permanence de l’occupation humaine, notamment aux Saintes-Maries-de-la-Mer, montre aussi que l’homme a pu s’adapter à cette contrainte.
Des crues dévastatrices
La Camargue est régulièrement soumise aux inondations, suite à des coups de mer, des tempêtes, importantes et parfois violentes. On songe alors à se protéger, à mettre à l’abri les habitations et les terres. L’idée de la digue à la mer revient à M. Gorse qui en propose la construction en 1812, en collaboration avec M. de Miollis, propriétaire du Château d’Avignon. Cet ouvrage était destiné à empêcher la mer d’envahir les étangs des Saintes-Maries et du Vaccarès, de se parer des violents coups de mer et des “salivades” à répétition. Il fallut attendre plusieurs années, pendant lesquelles arrivèrent d’autres projets plus ou moins farfelus pour réguler les niveaux d’eau en Camargue, pour que la digue à la mer soit construite. Suite au décret du président de la République du 28 mars 1849, le 19 août 1856, un décret déclare d’utilité publique les travaux de construction de la digue à la mer. Les crues de 1856 furent en effet catastrophiques. C’est l’une des plus importantes crues du Rhône. Un programme national de protection contre les inondations est lancé par Napoléon III qui se déplace en personne sur le territoire pour mesurer l’ampleur des dégâts. La naissance de l’Etat protecteur devient le point de départ d’une gestion globale du bassin versant.
Les travaux furent exécutés en 1857 et 1858, et l’entretien de la digue fut confié à un Syndicat de la Digue à la Mer constitué à cet effet. Ils furent terminés en 1869. Cette digue était réclamée depuis longtemps par les Saintois en première ligne des menaces du Rhône et des débordements de la mer.
Les Camarguais ont pu se sentir à l’abri pendant un siècle et demi. A grand renfort de pompes, de canaux de drainage et d’assainissement, ils ont pu développer un peu de culture et beaucoup d’élevage. Les digues du Grand Rhône et du Petit Rhône, elles, sont confortées et rehaussées en 1869. Il y aura bien quelques alertes, comme en 1935 et 1951. Mais c’est en octobre 1993 qu’une nouvelle crue d’une importance centennale inonde plus de 24 000 hectares en Haute Camargue. En janvier 1994, la série noire continue avec les digues du Petit Rhône qui cèdent, submergeant cette fois 7 000 hectares en Camargue gardoise, touchant également la plaine de Tarascon, d’Arles et le Plan du Bourg. Les digues se sont rompues une nouvelle fois en 2003, ouvrant la porte à 300 millions de mètres cubes qui envahissent le territoire, provoquant l’évacuation de 7.000 personnes.
Mais dans la mémoire des Camarguais, c’est la crue de 1982 qui fait référence, quand la mer a submergé les terres et les maisons et quand les embruns ont brûlé la végétation sous l’influence du vent d’en bas qui poussait la mer dans les terres et, surtout, l’empêchait d’en ressortir. La manade Raynaud, au Grand Radeau, perd son cheptel et les terres sont brûlées par le sel. Un grand élan de solidarité, on l’a vu, s’est mis en place pour relever l’élevage.
Protections lourdes ou stratégie de recul
Sur la côte ouest, dans les années 1980, se forme un amoncellement rocheux : des dizaines et des dizaines de tonnes de rochers formant des épis brise-lames, perpendiculaires au rivage, dits épi en T, qui hérissent le littoral pour atténuer la force des vagues et protéger les terres. Pourtant, ils paraissent vulnérables lorsque les tempêtes se succèdent à un rythme étonnant comme lors de ce fameux hiver 2014-2015. Au total, plus de 200 ouvrages seront repartis sur une quarantaine de kilomètres de rivage.
A l’autre extrémité du delta, à l’est, on tente au contraire d’accompagner les mouvements de la nature. Depuis 2008, le Conservatoire du Littoral a progressivement acquis, près de Salin-de Giraud, des anciens étangs et marais appartenant aux Salins du Midi. Les anciennes digues, trop couteuses, sont laissées à l’abandon. 6 500 hectares de terrains rachetés pour laisser faire la nature, rentrer la mer et observer. Les autorités et les scientifiques s’accordent généralement pour défendre les zones peuplées, ailleurs, ils ont adopté « la stratégie du recul » qui consiste à définir une zone tamponservant à amortir les entrées marines, protégeant ainsi les zones plus sensibles dans les terres. Cette logique de repli qui consiste à créer un second cordon dunaire de protection en utilisant les reliefs déjà existants.
Pour l’heure, le recul n’est pas suffisant pour savoir si ces tentatives de protection sont efficaces et à quel point. Pendant ce temps, les avis divergent, comme toujours, sur le devenir de la Camargue. Sous les eaux ? Isolée ? Barricadée ? Les Camarguais sont généralement confiants tandis que certains modèles scientifiques prévoient qu’en 2100 le niveau de la mer sera 50 cm au-dessus du niveau actuel, d’autres pensent qu’il pourrait même monter d’un mètre.
Notre génération ne le saura jamais, bien entendu…